Art et technique



Extrait :

Le but de cet ouvrage était de montrer le sens et la nécessité d'une prise de position historique en matière d'esthétique pour pouvoir aborder utilement l'étude critique de l'art actuel. On ne s'écartera pas du problème précis qu'on a aussi soulevé : celui des relations de fait et de principe qui existent actuellement entre les développements de l'art et les formes d'une civilisation qui se considère comme essentiellement technicienne. Ayant établi que l'art, comme toute autre activité fondamentale, est inséparable lui-même d'une certaine technicité, aussi bien sur le plan de la pratique manuelle que sur le plan de l'organisation intellectuelle qui dirige l'artiste vers la création de systèmes figuratifs dotés d'une certaine stabilité et susceptibles de transmission, on pense avoir démontré que l'opposition courante entre Art et Technique était une fausse opposition - un de ces faux problèmes qui déforment à la longue les esprits et les œuvres. Il ne saurait y avoir d'opposition, en effet, entre des choses qui ne sont pas de la même nature, ou si l'on préfère du même niveau, et qui sont toujours complémentaires. Dans l'art, il y a, nécessairement, des techniques - matérielles et intellectuelles - et on n'observe, en effet, aucune opposition entre la forme particulière des techniques actuelles de l'art et la forme également particulière des autres techniques humaines, qu'il s'agisse des techniques productrices de ces objets innombrables qui transforment entièrement le domaine de nos activités ou des techniques de la pensée ordonnatrice de notre expérience en vue d'une compréhension et d'une intervention active de l'homme sur la matière. On peut ajouter que, dans la plus large mesure, les techniques sont ce qui rapproche positivement le plus les uns des autres les hommes de types divers qui forment une société. Non seulement les techniques les rendent, en effet, utilisateurs des mêmes objets, mais elles établissent des affinités profondes d'esprit entre des types d'individus aussi divers que des mathématiciens ou des peintres, des sculpteurs ou des mécaniciens. Une certaine façon de lier les sensations, la même conception de l'espace opératoire, la même croyance dans certains systèmes d'associations des images, rendent solidaires des individus que leurs idées abstraites ou leur vocation active rendraient autrement totalement étrangers les uns aux autres. La notion de technique est, au fond, sous-jacente à l'idée de milieu naturel - étant entendu, comme on l'a vu, que ce milieu où évoluent toutes les sociétés est toujours un milieu fabriqué, grâce précisément au double réseau des techniques matérielles et figuratives... La technique ne crée pas les valeurs d’une société, elle les sert et les matérialise...

Pierre Francastel - Éditions Gallimard

Le plus grand peintre vivant est mort



Extrait :

Sibylle de Coudray était une longue jeune fille de dix-huit ans, l'aînée de trois sœurs. Mattheus la trouva très belle. Elle avait les cheveux coupés court et légèrement bouclés, la nuque d'un oiseau fragile. D'elle, Mattheus dira qu'elle ne ressemblait en rien aux jeunes filles qui allaient l'attirer par la suite. Ce fut elle pourtant qui, bravant la fureur de son père, proposa aux garçons de les accompagner jusqu'à la chapelle de la Font-Sainte, un lieu de pèlerinage sur les hauts plateaux, de l'autre côté de la vallée de Cheylade, pour qu'ils découvrent la beauté du paysage au coucher du soleil. La promenade à la Font-Sainte illumina l'enfance de Mattheus... Le paysage changeant avec les dernières heures du jour lui apporta un sentiment de plénitude qu'il n'avait jusque-là jamais connu. Le grand tableau qu’il peignit lors de son premier retour à Cheylade évoque bien cette découverte des plateaux d'Auvergne. On y voit de grandes surfaces aux verts d'intensités différentes que coupe à l'arrière-plan l'à-pic d'une falaise. Un grand triangle d'ombre occupe toute la partie inférieure droite du tableau, où est étendue une jeune fille inspirée par Sibylle. Ravanel, parfaitement reconnaissable et vêtu de la peau de mouton retournée qu'il portera souvent pendant ses séjours dans le Cantal, y est debout sur une ligne de crête, le bras levé. On dirait que Mattheus a pris un soin extrême à le placer loin de Sibylle, dont il était alors vraisemblablement l'amant. Mattheus lui-même, aussi reconnaissable que Ravanel, n'y est plus un enfant mais un jeune homme vêtu de pantalons de golf, qui semble se désintéresser des autres personnages. Son propre frère Jean est peint dans la zone d'ombre, minuscule, presque noir... Dans l'une de ses premières lettres à son ami Jean-Georges Javon, à qui l'unissait alors une affection qui ressemblait à une fraternité d'âme, Mattheus dira avoir été envahi d'une impression de beauté, de beauté absolue, de beauté indicible à mesure que les nuages couraient sur les plateaux et délimitaient de grands carrés d'ombre mouvants, au point d'avoir été, au sens propre du mot, frappé de syncope. Il ajoutera : « Je me suis dit que cette beauté-là, ces larges espaces de couleurs changeantes, aux contours parfaitement définis, carrés qui s'allongeaient vers l'horizon, triangles effilés, aplanis dans une lumière que je n'ai retrouvée qu'en Toscane et n'ai jamais pu peindre ailleurs qu'à Cheylade, devait constituer l'un de ces pôles d'une beauté que, toute ma vie, j'allais vouloir retrouver... » Rares sont les textes de Mattheus sur sa peinture. C'est bien volontiers, a-t-il souvent concédé avec son ironie habituelle, qu'il laissait les autres raconter tout ce qu'ils voulaient, c'est-à-dire n'importe quoi, mais lui-même a toujours été avare de commentaires. Aussi cette lettre à Javon est-elle, à cet égard, un document rare pour comprendre sa démarche...

Pierre-Jean Rémy - Éditions du Seuil

La Quête de la réalité



Extrait :

C'était une sorte de transplantation de la neige dans les couleurs des choses. J'éparpillais le réalisme de la neige sur l'ensemble de la toile. La neige était cette lumière elle-même, une luminosité très tendre. Pour moi la neige était le blanc. Et dans ces toiles le blanc jouait un très grand rôle, il passait continuellement du sol sur les voiles, c'était une sorte de métaphore. C'est le contraire des plongeurs dans la mer, où le plongeur devient réellement mer en tant que couleur. Là-bas le sol montait sur les bateaux et sur les hommes. Je ne voulais pas peindre la neige. Je m'en servais en tant que blanc pour que la toile s'imprègne de tout ce climat neigeux qui s'épanchait sur elle. Il faisait -20° quand je m'en allais sur le port dessiner. Au crayon. L'eau de l'aquarelle aurait gelé... Je m'installais ensuite derrière la vitre d'un bistrot, je griffonnais sur des cahiers d'écolier. Je dessinais beaucoup de pêcheurs, et le brassement des poissons à la Minque, qui était le grand port aux poissons. On apportait là la grosse pêche, des poissons de deux mètres. Et au Port aux Crevettes, des tonnes de crevettes et de sardines. La criée de la Minque s'étalait sur des centaines de mètres. C'était extraordinaire. Pour utiliser toutes ces sensations, des années n'auraient pas suffi. J'ai quand même travaillé deux ans sur Ostende. Beaucoup de lignes courbes, quelques droites et des mâts, des personnages d'une forme assez géométrique qui se penchaient vers les filets, tout cela très calme et d'un rapport très simple. Aucune violence. Des toiles très sobres, une courbe vis-à-vis d'une droite, un rose opposé à un gris, quelques bistres, quelques jaunes pâles, des noirs. Le froid jouait son rôle dans la toile. Quand il fait froid, j'ai l'impression que la forme est plongée dans une sorte d'étouffement. Il me semble que les formes sont givrées. La palette devient froide elle aussi. L'espace en profondeur jouait très bien, l'élément du gris commençait à vivre comme tel à quelques mètres. Tout se déroulait sur ce fond gris argenté. Là il s'est passé quelque chose en moi. J'avais déjà évidemment beaucoup travaillé. J'avais fait toutes sortes de thèmes, qui tenaient aussi à l'époque. Des natures mortes très colorées pendant l'Occupation, des paysages, des femmes accoudées, des tas de thèmes qui ne m'étaient pas propres. Tout le monde les traitait, tout le monde les avait traités. A Ostende je me trouvai devant un spectacle dont je ne connaissais pas d'équivalent dans la peinture. Si je voulais utiliser ce que je voyais, ce que je sentais, il fallait que je trouve des couleurs et des formes que je ne connaissais pas. Je ne parle pas du tout ici des influences. Je ne sais pas très bien ce qu'on appelle influence. En réalité, quand on est jeune, on regarde et on étudie les grands peintres, on s'imprègne d'eux. On travaille à l'intérieur d'eux, le temps nécessaire pour mieux les comprendre. L'influence n'a pas du tout à mes yeux ce côté péjoratif qu'on lui insuffle. Personne n'a jamais été influencé sans apprendre beaucoup avant de sortir de l'influence. Ou alors c'était un imitateur, et non un influencé... On peut dire en tout cas de la peinture d'Ostende que c'était une peinture figurative, mais que ce n'était pas une peinture descriptive...

Edouard Pignon - Éditions Denoël

Le Déclin du mensonge



Extrait :

Goûter la nature ! Heureusement, j'ai perdu cette faculté. On prétend que l'art nous fait aimer la nature davantage, nous révèle ses secrets, et qu'en étudiant Corot et Constable nous découvrons en elle des choses qui nous avaient échappé. D'après moi plus nous étudions l'art et moins nous nous soucions de la nature. L'art ne nous apprend d'elle que son manque de but, ses curieuses cruautés, son extraordinaire monotonie, son caractère absolument inachevé. La nature a de bonnes intentions, certes, mais elle ne peut les mener à bien. Quand je regarde un paysage, je n'espère pas voir tous ses défauts. Il est d'ailleurs heureux que la nature soit si imparfaite, sans quoi nous n'aurions pas d'art du tout. L'art est notre noble protestation, et notre vaillant effort pour remettre la nature à sa place ! Quant à l'infinie variété de la nature... on ne la rencontre pas dans la nature ; c'est un pur mythe né dans l'imagination, la fantaisie ou la cécité cultivée des gens qui la regardent... Elle offre si peu de confort. L'herbe est dure, humide, pleine de mottes et d'épouvantables insectes noirs. Le plus humble ouvrier fabrique chez William Morris un fauteuil plus confortable que ne pourrait le faire toute la nature. Elle pâlit devant les meubles de la rue d'Oxford et je ne m'en plains pas : avec une nature confortable, l'humanité n'aurait pas inventé l'architecture, et justement je préfère les maisons au plein air ! Les maisons nous offrent les meilleures proportions. Tout y est accommodé, subordonné à notre usage et à notre plaisir. L'égoïsme même, si indispensable à la dignité humaine, résulte entièrement de la vie d'intérieur. En dehors des portes on devient abstrait, impersonnel, votre individualité vous lâche... Et puis la nature est si insensible ! Je sens, quand je me promène dans ce parc, que je ne lui importe pas plus que le bétail qui broute sur le talus, ou la pervenche qui fleurit dans le fossé. La nature hait l'intelligence, rien de plus évident... Une lecture assidue de Balzac transforme nos amis vivants en ombres et nos connaissances en ombres d'ombres. Ses caractères ont une vie enflammée. Ils nous dominent et défient le scepticisme. Un des plus grands malheurs de ma vie est la mort de Lucien de Rubempré et je n'ai jamais pu me débarrasser complètement du chagrin qu'elle me causa. Elle me tourmente dans mes instants de plaisir. Je me rappelle cette mort quand je ris. Mais Balzac n'est pas plus un réaliste que Holbein. Il créait de la vie, il ne copiait pas la vie... Quoique cela semble un paradoxe, et les paradoxes sont toujours dangereux, il n'en est pas moins vrai que la vie imite l'art beaucoup plus que l'art n'imite la vie...

Oscar Wilde - Éditions Allia