L'art et l'homme



Extrait :

L'apparition des œuvres d'art de l'âge du renne est un phénomène récent, puisqu'on leur prête une quarantaine de milliers d'années : l'histoire des hommes s'est aux 9/10 déroulée lorsque, de manière soudaine, apparaissent les statuettes d'ivoire et les animaux décorant les parois des cavernes. Y eut-il des œuvres antérieures ? Dès les débuts de la science préhistorique, on a soulevé la question des « pierres-figures ». Ce sont le plus souvent des rognons de silex brut dont la forme évoque celle d'un animal, d'une tête humaine. Certaines ont été trouvées dans le même gisement que des silex effectivement taillés en outils, mais de sérieuses raisons portent à les considérer avec une grande prudence, car elles n'offrent, de manière très générale, aucun signe formel d'aménagement par l'homme ; de plus, on les rencontre toujours semblables à elles-mêmes à toutes les époques de la préhistoire... Ce sont nos seuls éléments de recherche : si l'homme des premiers temps dessinait du bout des doigts des cercles sur le sable, s'il grattait des silhouettes sur l'écorce des arbres, s'il se zébrait le corps de longues traînées de charbon de bois, nous l'ignorons. Qu'entendre d'ailleurs par l'homme ? S'il s'agit de l'homme identique à nous-mêmes, de l'homo sapiens, tout est résolu, puisque, au voisinage des plus vieux squelettes qu'on possède de l'homo sapiens, on a trouvé des statuettes, des gravures, des peintures. Mais la science, dans ses diverses tendances, convient bien aujourd'hui du fait que d'autres formes humaines ont précédé la nôtre... Tous possédaient le feu et taillaient des outils dans le silex. Cette humanité différente de la nôtre était beaucoup plus variée que ne sont entre elles les races actuelles ; certains de ces anthropiens primitifs avaient des caractères plus évolués que d'autres, et l'on peut dire de tel d'entre eux qu'il est néandertalien par la face et moderne par le cerveau, alors que tel autre présente des caractères inverses. À certains de ces anthropiens, qui offraient une infinité de nuances dans leur développement mental, il n'est pas déraisonnable de prêter une activité esthétique au moins rudimentaire. Y a-t-il un art des origines ? Il paraît bien difficile d'admettre que ces êtres n'aient pas éprouvé une certaine satisfaction esthétique, parce que c'étaient d'excellents ouvriers qui savaient choisir leur matière, composer avec ses défauts, orienter les fractures avec une totale précision, sortir du bloc de silex brut une forme exactement correspondante à leur désir. Leur travail n'était pas automatique ; guidé par des suites de gestes d'un enchaînement rigoureux, il mobilisait à chaque instant la réflexion, et certainement, dans les circonstances favorables, le plaisir de créer un bel objet...

André Leroi-Gourhan - Éditions Albin Michel

La Société du spectacle



Extrait :

La culture est la sphère générale de la connaissance, et des représentations du vécu, dans la société historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu’elle est ce pouvoir de généralisation existant à part, comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division. La culture s’est détachée de l’unité de la société du mythe, « lorsque le pouvoir d’unification disparaît de la vie de l’homme et que les contraires perdent leur relation et leur interaction vivantes et acquièrent l’autonomie... » En gagnant son indépendance, la culture commence un mouvement impérialiste d’enrichissement, qui est en même temps le déclin de son indépendance... L’histoire qui crée l’autonomie relative de la culture, et les illusions idéologiques sur cette autonomie, s’exprime aussi comme histoire de la culture. Et toute l’histoire conquérante de la culture peut être comprise comme l’histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de l’unité perdue. Dans cette recherche de l’unité, la culture comme sphère séparée est obligée de se nier elle-même... La culture est le sens d’un monde trop peu sensé. La fin de l’histoire de la culture se manifeste par deux côtés opposés : le projet de son dépassement dans l’histoire totale, et l’organisation de son maintien en tant qu’objet mort, dans la contemplation spectaculaire. L’un de ces mouvements a lié son sort à la critique sociale, et l’autre à la défense du pouvoir de classe. Chacun des deux côtés de la fin de la culture existe d’une façon unitaire, aussi bien dans tous les aspects des connaissances que dans tous les aspects des représentations sensibles — dans ce qui était l’art au sens le plus général. Dans le premier cas s’opposent l’accumulation de connaissances fragmentaires qui deviennent inutilisables, parce que l’approbation des conditions existantes doit finalement renoncer à ses propres connaissances, et la théorie de la praxis qui détient seule la vérité de toutes en détenant seule le secret de leur usage. Dans le second cas s’opposent l’autodestruction critique de l’ancien langage commun de la société et sa recomposition artificielle dans le spectacle marchand, la représentation illusoire du non-vécu... En perdant la communauté de la société du mythe, la société doit perdre toutes les références d’un langage réellement commun, jusqu’au moment où la scission de la communauté inactive peut être surmontée par l’accession à la réelle communauté historique. L’art, qui fut ce langage commun de l’inaction sociale, dès qu’il se constitue en art indépendant au sens moderne, émergeant de son premier univers religieux, et devenant production individuelle d’œuvres séparées, connaît, comme cas particulier, le mouvement qui domine l’histoire de l’ensemble de la culture séparée. Son affirmation indépendante est le commencement de sa dissolution...

Guy Debord - Éditions Gallimard

De la beauté intelligible

Extrait :

D'où vient la beauté de tant de femmes comparables à Vénus ? D'ou vient la beauté de Vénus elle-même ? Ne vient-elle point partout de la forme qui du principe créateur passe dans la créature, comme dans l'art la beauté passe de l'artiste dans l'œuvre ? Faut-il admettre que les créatures et la raison unie à la matière sont belles, tandis que la raison qui ne se trouve pas unie à la matière, qui réside dans le créateur, qui est première et immatérielle, ne serait pas la beauté, et aurait besoin, pour le devenir, de se trouver unie à la matière ? Mais si la masse, en tant que masse, était belle, il s'en suivrait que la raison créatrice ne serait pas belle parce qu'elle ne serait pas masse. Si la forme, qu'elle se trouve dans un objet grand ou dans un objet petit, touche et émeut également l'âme de celui qui la considère, évidemment la beauté ne dépend pas de la grandeur de la masse. En voici encore une preuve : tant que la forme de l'objet reste extérieure à l'âme et que nous ne la percevons pas, elle nous laisse insensibles ; mais dès qu'elle pénètre dans l'âme, elle nous émeut. Or il n'y a que la forme qui puisse pénétrer dans l'âme par les yeux : car de grands objets ne sauraient entrer par un espace aussi étroit. À cet effet, la grandeur de l'objet se contracte, parce que ce qui est grand, ce n'est pas la masse, c'est la forme. Ensuite, il faut que la cause de la beauté soit ou laide, ou belle, ou indifférente. Laide, elle ne saurait produire son contraire ; indifférente, elle n'aurait pas plus de raison pour produire le beau que le laid. Donc la nature qui produit tant de beaux objets doit posséder elle-même une beauté fort supérieure. Mais, comme nous n'avons pas l'habitude de voir l'intérieur des choses, que nous le connaissons pas, nous nous attachons à leur extérieur, ignorant que c'est au dedans d'elles que se cache ce qui nous émeut ; semblables à un homme qui, voyant son image et ne sachant d'où elle vient, voudrait la saisir. Ce n'est pas la masse d'un objet qui a de l'attrait pour nous, ce n'est pas en elle que réside la beauté. C'est ce que démontre la beauté que nous trouvons dans les sciences, dans les vertus et en général dans les âmes, où elle brille d'un éclat plus vrai quand on y contemple et qu'on y admire la sagesse : nous ne considérons pas alors le visage, qui peut être laid ; nous laissons de côté la forme du corps, pour ne nous attacher qu'à la beauté intérieure. Si, dans l'émotion que doit te causer ce spectacle, tu ne proclames pas qu'il est beau, et si, plongeant ton regard en toi-même, tu n'éprouves pas alors le charme qu'a la beauté, c'est en vain que, dans une pareille disposition, tu chercherais la beauté intelligible : car tu ne la chercherais qu'avec ce qui est impur et laid. Voilà pourquoi les discours que nous tenons ici ne s'adressent pas à tous les hommes. Mais, si tu as reconnu en toi la beauté, élève-toi à la réminiscence de la beauté intelligible...

Plotin - Les Belles Lettres