Que faire de l'art ?



Extrait :

Le problème le plus important en politique, c'est de trouver le moyen d'empêcher que ceux qui n'ont aucune part au gouvernement ne deviennent la proie de ceux qui les gouvernent. Si nous continuons de faire en sorte que rien d'essentiel ne puisse être changé dans les règles du jeu social, si nous nous plions sans cesse devant les autorités qui déterminent d'en haut l'orientation de notre travail, les conditions économiques de la production et de la consommation, si nous nous résignons à céder la part inconnue de nous-mêmes à une volonté rationnelle de réduction et de planification étatiques, jamais une révolution sociale, violente ou non, ne pourra entamer le processus d'un changement réel de la vie. L'homme sera toujours le bœuf de labour dans le sillon d'un travail borné, monotone et lourd. Mais si nous prenons au contraire conscience que nous sommes tous des producteurs, et que c'est de nous, et de nous seuls que dépendent le sens et la fonction de tout ce que nous produisons, que notre intervention n'est pas remplaçable, que notre responsabilité est illimitée, que nous pouvons toujours faire plus ou autre chose que ce que nous faisons, qu'il n'y a pas de loi que nous ne pouvons transgresser, que la force répressive est la simple traduction d'un renoncement collectif, et que la grève mondiale illimitée pourrait être déclenchée au-delà de toutes les frontières à la suite d'un nouveau Vietnam où télépathiquement et de proche en proche chacun pourrait se sentir concerné, alors l'art servira à rendre visibles les nouvelles possibilités qui nous sont offertes, et l'utopie qui préside à l'art deviendra enfin la propagande la plus immédiate et la plus efficace pour une vérité à conquérir et qui changera l'erreur de l'impuissance en la tranquille certitude de reprendre l'histoire dans nos mains. Mais cette nouvelle conscience ne peut nous être donnée que dans la mesure où nous saurons réinventer toutes les valeurs culturelles, revoir, refaire même notre passé, ne plus obéir à aucun des tics historiques qui naissent du sentiment de la poussière et de la fatalité. L'abolition de l'art a pour fonction première de ruiner toutes les mythologies culturelles sur lesquelles les pouvoirs cristallisent l'image de leur propre supériorité, de leur propre intelligence : l'art est le fauteuil dans lequel s'assied l'État pour se plaire à lui-même. Il y a toujours des bibliothèques derrière les chefs d'État : leurs meubles, leurs demeures reflètent la puissance qu'ils veulent exercer sur ceux-là même qui les contestent. Or, nous ne changerons l'horizon politique qu'en cessant de tourner autour d'un centre autoritaire, nous n'entrerons nous-mêmes dans la souveraineté qu'en refusant de la déléguer à qui ce soit et en la vivant par toutes nos volontés et par tous nos actes. Rien ne peut résister à cette exigence de transformation radicale et globale de toutes les valeurs de la culture. La pensée peut tout faire: une Constitution, un Manifeste, un Évangile, un Code civil ou une nouvelle mise en équation de l'univers. Elle peut aussi tout défaire par cela même qu'elle impose comme une évidence universelle...

Alain Jouffroy - Fage Éditions

La Pensée sauvage



Extrait :

Tout le monde sait que l'artiste tient à la fois du savant et du bricoleur : avec des moyens artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps objet de connaissance. Regardons ce portrait de femme par Clouet, et interrogeons-nous sur les raisons de l'émotion esthétique très profonde que suscite inexplicablement, semble-t-il, la reproduction fil par fil, et dans un scrupuleux trompe-l'œil, d'une collerette de dentelle. L'exemple de Clouet ne vient pas au hasard ; car on sait qu'il aimait peindre plus petit que nature : ses tableaux sont donc, comme les jardins japonais, les voitures en réduction et les bateaux dans les bouteilles, ce qu'en langage de bricoleur on appelle des « modèles réduits ». Encore faut-il s'entendre sur les définitions : les peintures de la chapelle Sixtine sont un modèle réduit en dépit de leurs dimensions imposantes, puisque le thème qu'elles illustrent est celui de la fin des temps... Revenons maintenant à la collerette de dentelle, dans le tableau de Clouet. Tout ce qu'on vient de dire s'y applique car, pour la représenter sous forme de projection dans un espace de propriétés dont les dimensions sensibles sont plus petites et moins nombreuses que celles de l'objet, il a fallu procéder de façon symétrique et inverse que n'eût fait la science, si elle s'était proposé, comme c'est sa fonction, de produire - au lieu de reproduire - non seulement un nouveau point de dentelle à la place d'un point déjà connu, mais aussi une dentelle véritable au lieu d'une dentelle figurée. La science eût, en effet, travaillé à l'échelle réelle, mais par le moyen de l'invention d'un métier, tandis que l'art travaille à échelle réduite, avec pour fin une image homologue de l'objet. La première démarche est de l'ordre de la métonymie, elle remplace un être par un autre être, un effet par sa cause, tandis que la seconde est de l'ordre de la métaphore. Ce n'est pas tout. Car, s'il est vrai que la relation de priorité entre structure et événement se manifeste de façon symétrique et inverse dans la science et dans le bricolage, il est clair que, de ce point de vue aussi, l'art occupe une position intermédiaire. Même si la figuration d'une collerette de dentelle en modèle réduit implique, comme nous l'avons montré, une connaissance interne de sa morphologie et de sa technique de fabrication, elle ne se ramène pas à un diagramme ou à une planche de technologie : elle accomplit la synthèse de ces propriétés intrinsèques et de celles qui relèvent d'un contexte spatial et temporel. Le résultat final est la collerette de dentelle, telle qu'elle est absolument, mais aussi telle qu'au même instant son apparence est affectée par la perspective où elle se présente, mettant en évidence certaines parties et en cachant d'autres, dont l'existence continue pourtant d'influer sur le reste : par le contraste entre sa blancheur et les couleurs des autres pièces du vêtement, le reflet du cou nacré qu'elle entoure et celui du ciel d'un jour et d'un moment ; telle aussi, par ce qu'elle signifie comme parure banale ou d'apparat, portée neuve ou usée, fraîchement repassée ou froissée, par une femme du commun ou par une reine, dont la physionomie confirme, infirme ou qualifie sa condition, dans un milieu, une société, une région du monde, une période de l'histoire...

Claude Lévi-Strauss - Éditions Plon

Manifeste du Futurisme



Extrait :

Nous avions veillé toute la nuit, mes amis et moi, sous des lampes de mosquée dont les coupoles de cuivre aussi ajourées que notre âme avaient pourtant des coeurs électriques. Et tout en piétinant notre native paresse sur d'opulents tapis persans, nous avions discuté aux frontières extrêmes de la logique et griffé le papier de démentes écritures. Un immense orgueil gonflait nos poitrines, à nous sentir debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l'armée des étoiles ennemies, qui campent dans leurs bivouacs célestes. Seuls avec les mécaniciens dans les infernales chaufferies des grands navires, seuls avec les noirs fantômes qui fourragent dans le ventre rouge des locomotives affolées, seuls avec les ivrognes battant des ailes contre les murs ! Et nous voilà brusquement distraits par le roulement des énormes tramways à double étage, qui passent sursautant, bariolés de lumières, tels les hameaux que le Pô débordé ébranle tout à coup et déracine, pour les entraîner, sur les cascades et les remous d'un déluge, jusqu'à la mer. Puis le silence s'aggrava. Comme nous écoutions la prière exténuée du vieux canal et crisser les os des palais moribonds dans leur barbe de verdure, soudain rugirent sous nos fenêtres les automobiles affamées. Allons, dis-je, mes amis ! Partons ! Enfin la Mythologie et l'Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !... Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !... Rien n'égale la splendeur de son épée rouge qui s'escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires. Nous nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter leur poitrail. Je m'allongeai sur la mienne comme un cadavre dans sa bière, mais je ressuscitai soudain sous le volant - couperet de guillotine - qui menaçait mon estomac. Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Ça et là des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques. Le flair, criai-je, le flair suffit aux fauves !… Et nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le vaste ciel mauve, palpable et vivant. Et pourtant nous n’avions pas de maîtresse idéale dressant sa taille jusqu'aux nuages, ni de reine cruelle à qui offrir nos cadavres tordus en bagues byzantines !... Rien pour mourir si ce n'est le désir de nous débarrasser enfin de notre trop pesant courage !... Alors, le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pécheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictames nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre...

Filippo Tommaso Marinetti - Éditions Mille et une nuits

Du tableau au texte



Extrait :

La scène se déroule à la tombée de la nuit, entre chien et loup. Le ciel, qui occupe la partie haute du tableau, est d'un bleu sombre et l'on aperçoit le soleil couchant rose orangé. Cette lumière crépusculaire est tout à fait propice à une réunion secrète, comme celle à laquelle semblent se livrer les trois silhouettes qui se tiennent à droite. Le titre de cette huile sur toile, « Conspiration », laisse à penser que tous trois sont les acteurs d'un complot qui se prépare... Si la forme générale de ces personnages est humaine, ils apparaissent comme des figures hybrides. Le corps de celui le plus à gauche est composé de pièces détachées, agencées entre elles et annotées par des lettres majuscules. Ce morcellement rappelle les écorchés présentés dans les études d'anatomie humaine où le corps ne se donne pas à voir dans son unité extérieure maintenue par la peau, mais comme un ensemble divisé en organes. Il apparente aussi la figure à une créature fabriquée artificiellement. Il en est de même pour le personnage central, composé de parties vissées entre elles. Le haut de la tête, siège de la pensée et de la conscience, est muni d'une manivelle, ce qui contribue très largement à l'impression d'être en présence de mécaniques. La figure de droite est habillée d'un costume noir élégant et d'une cravate, signes d'un certain niveau social, contrastant avec le dépouillement de ses complices. Un membre de la classe dirigeante, cadre ou homme politique, paraît donc mêlé à cette conspiration... Son visage, ou plutôt son absence de visage, lui confère, à lui aussi, une apparence désincarnée : des formes géométriques remplissent cet espace traditionnellement réservé à l'expression la plus intimement humaine... Des sortes de tubes sortent de ces visages faits de formes géométriques, s'entrecroisent et établissent des connexions entre les conspirateurs. Ces excroissances matérialisent les voix qui construisent ensemble le projet du complot. Mais ce circuit vocal semble vouer la conspiration à l'échec. Si les tubes renforcent la fermeture du cercle des conspirateurs, ils conduisent aussi à un dépassement des limites spatiales... Derrière l'unité apparente se construisent des alliances sous-jacentes qui pourraient mettre en péril la réussite de la conspiration. La déshumanisation et la mécanisation des figures participent, elles aussi, à cette impression. Elles montrent, d'une part, l'aliénation des individus dans l'acte du complot et, d'autre part, leur volonté de cacher leurs intentions et sentiments personnels qui pourraient aller à l'encontre de l'action collective. En cela, le trio peint par Brauner peut être rapproché de celui que forment Cinna, Émilie et Maxime, les trois organisateurs principaux du complot fomenté contre l'empereur Auguste...

Juliette Bertron - Éditions Gallimard