Propaganda



Extrait :

La propagande joue un rôle important dans l'éducation artistique du grand public américain. Une galerie qui veut lancer un artiste doit amener l'opinion à apprécier son œuvre, et engager pour cela un effort de propagande délibéré. L'art comme la politique est entre les mains d'une minorité qui, pour diriger, doit rencontrer le public sur son propre terrain et étudier l'anatomie de l'opinion pour l'utiliser à bon escient. En ce qui concerne les arts graphiques et les arts appliqués, la propagande offre aux artistes des opportunités plus vastes qu'autrefois. Pourquoi ? Parce qu'une production de masse exclusivement fondée sur les prix irait droit dans le mur. Les industriels n'ont donc pas d'autre solution que de créer dans de nombreux secteurs des conditions concurrentielles fondées sur des valeurs esthétiques. Des entreprises de tous ordres capitalisent sur ces valeurs ; elles capitalisent sur le sens du beau pour s'ouvrir des marchés et augmenter leurs bénéfices. Ce qui revient à dire que l'artiste a maintenant l'occasion de collaborer avec l'industrie et de cultiver ce faisant le goût du public, d'injecter de la beauté en place de la laideur dans des articles d'usage courant, et d'y gagner par-dessus le marché de la reconnaissance et de l'argent. Aidée de la propagande à qui elle confie le soin de préciser les critères du beau, l'entreprise, de son côté, contribue indéniablement à hausser le niveau culturel du pays. Dans la tâche qui lui est ici assignée, la propagande va naturellement s'appuyer sur des personnalités dont les goûts et les avis font autorité. Pour éveiller l'intérêt du public, elle travaillera principalement sur l'orchestration d'événements singuliers et la mise en rapport des valeurs esthétiques. Un nouveau motif d'inspiration peut avoir, pour l'artiste, un caractère très technique, en liaison avec un type de beauté abstraite, et si l'on veut que le public y soit sensible il faut l'inciter à l'associer à des valeurs qu'il reconnaît et apprécie. Je prendrai pour exemple le cas de l'industrie de la soierie américaine, qui conquiert des marchés en allant chercher ses sources d'inspiration à Paris.
Le cachet d'autorité qu'elle en retire lui permet de consolider sa position aux États-Unis...


Edward Bernays - Éditions Zones

Notion générale de l'art



Extrait :


Le mot ART a d’abord signifié manière de faire, et rien de plus. Cette acception illimitée a disparu de l’usage. Ensuite, ce terme s’est peu à peu réduit à désigner la manière de faire en tous les genres de l’action volontaire, ou instituée par la volonté, quand cette manière suppose dans l’agent une préparation, ou une éducation, ou du moins, une attention spéciale, et que le résultat à atteindre peut être poursuivi par plus d’un mode d’opération. On dit de la Médecine qu’elle est un Art ; on le dit aussi bien de la Vénerie, de l’équitation, de la conduite de la vie ou d’un raisonnement. Il y a un art de marcher, un art de respirer : il y a même un art de se taire. Comme les divers modes d’opération qui tendent au même but ne présentent pas, en général, la même efficacité ou la même économie, et ne sont pas, d’autre part, également offerts à un exécutant donné, la notion de la qualité ou de la valeur de manière de faire s’introduit naturellement dans le sens de notre mot. On dit : l’Art du Titien. Mais ce langage confond deux caractères que l’on attribue à l’auteur de l’action : l’un est son aptitude singulière et native, sa propriété personnelle et intransmissible ; l’autre consiste dans son « savoir », son acquisition d’expérience exprimable et transmissible. Dans la mesure où cette distinction peut s’appliquer, on en conclut que tout art peut s’apprendre mais non tout l’art. Toutefois la confusion de ces deux caractères est presque inévitable, car leur distinction est plus facile à énoncer qu’à démêler dans l’observation de chaque cas particulier. Toute acquisition exige au moins un certain don d’acquérir, cependant que l’aptitude la plus marquée, la mieux inscrite dans une personne, peut demeurer sans effets, ou sans valeur au regard des tiers, – et même rester ignorée de son possesseur lui-même – si quelques circonstances extérieures ou quelque milieu favorable ne l’éveillent, ou si les ressources de la culture ne l’alimentent.
En résumé, l’ART, en ce sens, est la qualité de la manière de faire (quel qu’en soit l’objet), qui suppose l’inégalité des modes d’opération, et donc celle des résultats, – conséquences de l’inégalité des agents...


Paul Valéry - Bibliothèque de la Pléiade

Certains



Extrait :

Comparer Puvis de Chavanne et Gustave Moreau, les marier alors qu'il s'agit de raffinement, les confondre en une botte d'admiration unique, c'est commettre vraiment l’une des plus obséquieuses hérésies qui se puissent voir. Gustave Moreau a rajeuni les vieux suints des sujets par un talent tout à la fois subtil et ample ; il a repris les mythes éculés par les rengaines des siècles et il les a exprimés dans une langue persuasive et superbe, mystérieuse et neuve. Il a su d'éléments épars créer une forme qui est maintenant à lui. Puvis de Chavanne n'a rien su créer. Il ne s'est pas abstenu comme M. Moreau des tricheries académiques, des vénérables devoirs ; il a détroussé les Primitifs italiens, les pastichant même, d'une façon absolue parfois ; là où les gens du Moyen Age étaient croyants et naïfs, il a apporté la singerie de la foi, le retors de la naïveté. Au fond, c'est un bon vivant dont le famélisme de peinture nous dupe, c'est un vieux rigaudon qui s'essaie dans les requiem ! Eloigné de la cohue qui nous verse, à chaque mois de Marie, l’ipéca spirituel du grand art, Gustave Moreau n'a plus, depuis des années, immobilisé de toiles sous les mousselines qui sèchent, en papillonnant de même que de misérables dais, dans les hangars vitrés du palais de l'Industrie. Il s'est également abstenu des exhibitions mondaines. La vue de ses œuvres, confinées chez quelques commerçants, est donc rare ; en 1886, cependant, une série de ses aquarelles fut exposée par les Goupil dans leurs galeries de la rue Chaptal. Ce fut dans la salle qui les contint un autodafé de ciels immenses en ignition ; des globes écrasés de soleils saignants, des hémorragies d'astres coulant en des cataractes de pourpre sur des touffes culbutées de nues. Sur ces fonds d'un fracas terrible, de silencieuses femmes passaient, nues ou accoutrées d'étoffes serties de cabochons comme de vieilles reliures d'évangéliaires, des femmes aux cheveux d’une soie qui s’effile, aux yeux d'un bleu pâle, fixes et durs, aux chairs de la blancheur glacée du latex ; des Salomés tenant, immobiles, dans une coupe, la tête du Précurseur qui rayonnait, macérée dans le phosphore, sous des quinconces aux feuilles tondues, d'un vert presque noir ; des déesses chevauchant des hippogriffes et rayant du lapis de leurs ailes l'agonie des nuées ; des idoles féminines, tiarées, debout sur des trônes aux marches submergées par d'extraordinaires fleurs ou assises, en des poses rigides, sur des éléphants aux fronts mantelés de verts, aux poitrails chappés d'orfroi, couturés ainsi que de sonnailles de cavalerie, de longues perles, des éléphants qui piétinaient leur pesante image, que réfléchissait une nappe d'eau éclaboussée par les colonnes de leurs jambes cerclées de bagues !...

Joris-Karl Huysmans - Éditions Flammarion