L'esthétique anarchiste



Extrait :

Dans la lignée des théoriciens de l'anarchisme moderne, Pierre Kropotkine est le dernier à s'expliquer sur l'art. En 1901, il donne aux Etats-Unis une série de conférences sur l'histoire de la littérature russe de ses origines jusqu'au présent. Il apporte donc à sa réflexion une connaissance approfondie de l'art et de la littérature en même temps qu'une passion personnelle qu'il espère partager, un jour, avec ceux qui sont encore exclus des sentiers de la création artistique ou scientifique. Pour Kropotkine enfant, l'art est le libre exercice de dons innés, exercice que l'éducation prive petit à petit de sa spontanéité. Pour Kropotkine adolescent, il représente le pressentiment d'un monde d'aventures et de découvertes puis, signe d'une prise de conscience politique décisive, l'évasion hors des contraintes sociales qui l'emprisonnent. Enfin, pour le Kropotkine engagé, l'art ou l'imaginaire est la base d'un mouvement de révolte contre l'oppression. Il est probablement le premier chef révolutionnaire à poser en termes « modernes » la question de l'engagement de l'artiste. Et probablement le seul à avoir compris que pour avoir un sens, l’engagement doit être fondé sur la réciprocité consciente des apports. Au militant, l'artiste apporte le cautionnement, la légitimation de la cause socialiste. À l'artiste, la révolution promet de surmonter les difficultés de vivre et de créer. Kropotkine exprime cette idée dans l'appel qu'il adresse aux artistes de son temps : « Vous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre vraie mission et les intérêts de l'art lui-même, venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution. » Si, en s'engageant, l'artiste peut échapper à la stérilité qui le menace, de quelle façon les voies de la création vont-elles être affectées par son engagement ? Seront-elles libres de toute contrainte extérieure ? Ou, au contraire, seront-elles subordonnées aux lois d'une nouvelle société fière de ses conquêtes et par conséquent intolérante ? Pour Kropotkine, rien ne doit limiter l'évolution de l'art ; la voie qu'elle va suivre n'est pas encore tracée. L’art est dans notre idéal synonyme de création, il doit porter ses recherches en avant ; mais, sans quelques rares, très rares exceptions, l'artiste de profession reste trop ignorant, trop bourgeois, pour entrevoir les horizons nouveaux. Comme la vie, comme la société, l'art suivra les chemins mystérieux d'une vocation qui est celle de l'humanité tout entière...

André Reszler - Presses Universitaires de France

Système des objets



Extrait :

L'image du chien est juste : les animaux d'intérieur sont une espèce intermédiaire entre les êtres et les objets. Chiens, chats, oiseaux, tortue ou canari, leur présence pathétique est l'indice d'un échec de la relation humaine et du recours à un univers domestique narcissique, où la subjectivité alors s'accomplit en toute quiétude... Car l'objet, lui, est l'animal domestique parfait. C'est le seul « être » dont les qualités exaltent ma personne au lieu de la restreindre. Au pluriel, les objets sont les seuls existants dont la coexistence est vraiment possible, puisque leurs différences ne les dressent pas les uns contre les autres, comme c'est le cas pour les êtres vivants, mais convergent docilement vers moi et s'additionnent sans difficulté dans la conscience... L'objet est ce qui se laisse le mieux « personnaliser » et comptabiliser à la fois. Et pour cette comptabilité subjective, il n'y a pas d'exclusive, tout peut être possédé, investi, ou, dans le jeu collecteur, rangé, classé, distribué... L'objet est bien ainsi au sens strict un miroir : les images qu'il renvoie ne peuvent que se succéder sans se contredire. Et c'est un miroir parfait, puisqu'il ne renvoie pas les images réelles, mais les images désirées. Bref, c'est un chien dont il ne resterait que la fidélité. Et je peux le regarder sans qu'il me regarde... Voilà pourquoi s'investit dans les objets tout ce qui n'a pu l'être dans la relation humaine. Voilà pourquoi l'homme y régresse si volontiers pour s'y « recueillir ». Mais ne nous laissons pas tromper par ce recueillement et par toute une littérature attendrie sur les objets inanimés. Ce recueillement est une régression, cette passion est une fuite passionnée... Sans doute les objets jouent un rôle régulateur de la vie quotidienne, en eux s'abolissent bien des névroses, se recueillent bien des tensions et des énergies en deuil, c'est ce qui leur donne une « âme », c'est ce qui les fait « nôtres », mais c'est aussi ce qui en fait le décor d'une mythologie tenace, le décor idéal d'un équilibre névrotique...

Jean Baudrillard - Éditions Gallimard

Traité de la peinture



Extrait :

La peinture la plus louable est celle qui est conforme à l'objet imité. Je propose cela à la confusion des peintres qui veulent ratiociner sur les choses de la nature ; ils copient un enfant d'un an, sa tête entre cinq fois dans sa hauteur, et eux la font entrer huit fois. La largeur des épaules est celle de la tête, ils font double cette largeur d'épaules. Comme ils donnent à un enfant d'un an la proportion d'un homme de trente ans ; et ils ont commis cette erreur tant de fois qu'ils l'ont convertie en habitude et qu'elle a pénétré et s'est implantée dans leur jugement corrompu, qui leur fait croire à eux-mêmes que la nature se trompe, et aussi que les imitateurs de la nature errent grandement, en ne faisant pas comme eux. Le peintre, par lui-même, sans l'aide d'aucune autre science, ni moyens étrangers, va immédiatement à l'imitation des œuvres mêmes de la nature. Ainsi les amants se tournent vers le simulacre de l'objet aimé et parlent avec la peinture qui le représente ; ainsi les peuples se tournent, avec des vœux fervents, et recherchent le simulacre de leurs dieux, et non à voir les ouvrages des poètes qui ont figuré ces mêmes dieux avec des paroles. Ainsi se trompent les animaux : j'ai vu autrefois une peinture qui trompait un chien par la ressemblance avec son patron, et l'animal faisait grande fête à ce tableau. J'ai vu aussi des chiens aboyer et vouloir mordre des chiens en peinture ; et un singe faire mille folies à un singe peint ; et aussi des hirondelles voler et se poser sur les fers peints qui étaient figurés sur les fenêtres des édifices... Qui dédaigne la peinture, dédaigne la nature même, l'œuvre du peintre reproduit celle de la nature même ; et ce dédaigneux manque de sentiment. Le peintre simule et concourt avec la nature. Si tu méprises la peinture, seule imitation de toutes les œuvres évidentes de la nature, tu dédaignes une subtile invention, qui, avec philosophie et subtile spéculation, considère toutes les qualités de la forme, mer, îles, plantes, animaux, herbes, fleurs, lesquelles sont entourées d'ombre et de lumière. Cette science est la fille légitime de la Nature, parce qu'elle est engendrée par elle ; mais, pour mieux parler, je dirai qu'elle est népote, petite fille de la Nature, parce que toutes les choses évidentes sont filles de la nature, et des choses évidentes est née la peinture. Donc, avec raison l'appellerons-nous petite-fille de la Nature et parente de Dieu. Le peintre qui traduit par pratique et jugement de l'œil, sans raisonnement, est comme le miroir où s'imitent les choses les plus opposées, sans cognition de leur essence...

Léonard de Vinci - Éditions Calmann-Levy

Essais esthétiques



Extrait :

Aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l'objet. Il marque seulement une certaine conformité ou relation entre l'objet et les organes ou facultés de l'esprit, et si cette conformité n'existait pas réellement, le sentiment n'aurait jamais pu, selon toute possibilité, exister. La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là où une autre perçoit de la beauté ; et tout individu devrait être d'accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. Chercher la beauté réelle ou la réelle difformité est une vaine enquête, comme de prétendre reconnaître ce qui est réellement doux ou ce qui est réellement amer. Selon la disposition des organes, le même objet peut être à la fois doux et amer ; et le proverbe a justement déterminé qu'il est vain de discuter des goûts. Il est très naturel, et tout à fait nécessaire, d'étendre cet axiome au goût mental, aussi bien qu'au goût physique ; et ainsi le sens commun, qui est si souvent en désaccord avec la philosophie, et spécialement avec la philosophie sceptique, se trouve, sur un exemple au moins, s'accorder avec elle pour prononcer la même décision. Mais bien que cet axiome, en devenant proverbe, semble avoir mérité la sanction du sens commun, il existe certainement une espèce de sens commun qui s'oppose à lui, ou qui, au moins, sert à le modifier et à le restreindre. Tout homme qui voudrait affirmer une égalité de génie et d'élégance entre Ogilby et Milton, ou Bunyan et Addison, serait estimé défendre une non moins grande extravagance que s'il avait soutenu qu'une taupinière peut être aussi haute que le Ténériffe, ou une mare aussi vaste que l'océan. Bien qu'on puisse trouver des personnes qui donnent la préférence aux premiers auteurs, personne ne prend un tel goût en considération, et nous décrétons sans scrupules que le sentiment de ces prétendus critiques est absurde et ridicule. Le principe de l'égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié et, tandis que nous l'admettons dans certaines occasions, où les objets semblent approcher de l'égalité, cela paraît être un extravagant paradoxe, ou plutôt une absurdité tangible, là où des objets aussi disproportionnés sont comparés ensemble...

David Hume - Éditions Flammarion

Théorie esthétique



Extrait :

C'est un lieu commun de dire que l'art ne s'identifie pas au concept de beau mais que pour le réaliser il a besoin du laid comme négation de celui-là. Mais le laid n'en est pas pour autant supprimé comme règle des interdits. Il n'interdit plus les infractions aux règles générales ; il interdit cependant celles qui s'opposent à l'exactitude immanente. Son universalité ne traduit plus que la primauté du particulier : ce qui n'est pas spécifique ne doit plus exister. L'interdiction du laid est devenue celle de ce qui n'est pas complètement organisé ; c'est devenu l'interdiction du brut. La dissonance est le terme technique qui désigne le fait que l'art accepte ce que l'esthétique, tout comme la naïveté, appelle laid. Quoi qu'il en soit, le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l'art... L'importance de cet élément s'accrut dans l'art moderne au point qu'une nouvelle qualité en surgit. Selon l'esthétique traditionnelle, cet élément est en opposition avec la règle formelle régissant l'œuvre ; il est intégré par elle, la confirme par là même avec la force de la liberté subjective dans l'œuvre d'art à l'égard des sujets. Ceux-ci seraient cependant beaux au plus haut sens : par leur fonction dans la composition du tableau par exemple, ou dans le moment de l'élaboration de l'équilibre dynamique. Car, selon un lieu commun hégélien, la beauté ne tient pas à l'équilibre comme simple résultat mais en même temps et toujours à la tension que produit le résultat... Dans l'art moderne, l'aspect harmonieux du laid s'érige en protestation. Il en ressort quelque chose de qualitativement nouveau... Dans le laid, la loi formelle, impuissante, capitule. Le laid est à ce point totalement dynamique et son contraire, le beau, est tout autant nécessaire... Le jugement, selon lequel n'importe quoi : un paysage dévasté par une zone industrielle, un visage déformé par la peinture, serait tout simplement laid, peut spontanément répondre à de tels phénomènes, mais il se passe de cette évidence avec laquelle il s'exprime. L'impression de laideur de la technique et du paysage industriel n'est pas suffisamment justifiée formellement de façon satisfaisante, mais elle pourrait du reste subsister dans les formes finales totalement constituées et esthétiquement pures au sens d'Adolf Loos. Cette impression renvoie au principe de violence, de destruction. Les fins établies ne sont pas réconciliées avec ce que la nature, même si elle le fait d'une manière extrêmement médiatisée, veut exprimer d'elle-même. Dans la technique, la violence à l'égard de la nature n'est pas réfléchie par représentation, mais saute immédiatement aux yeux...

Adorno - Éditions Klincksieck