Trois carrés rouges sur fond noir



Extrait :

Linnel est revenu à lui, son regard a glissé partout pour débusquer un autre pinceau, plus épais. Même mélange, même rapidité, d'autres bavures par terre. De retour à la toile, sa main s'est écrasée dessus pour tracer une longue bande jusqu'à l'épuisement du pinceau. Furieuse, coulante de jaune, elle s'est mise à claudiquer en longeant la ligne, dérapant par endroits et se rattrapant à l'horizon qu'elle venait juste de créer. Je me suis assis dans l'herbe froide. J'ai posé la tête sur un montant de métal sans quitter des yeux la main qui, quelques secondes, est retombée, fatiguée, ballante, avec le pinceau. Linnel l'a lâché, n'importe où, puis a retourné le pot de blanc presque vide. Avec un tournevis il s'est agenouillé près d'un autre, gros et neuf. Le couvercle arraché, il a mélangé la pâte avec un bâton et y a trempé une large brosse qui s'est gorgée de blanc. Des deux mains, cette fois, il a balayé toute la toile d'un voile presque transparent. J'ai assisté, en direct, à la métamorphose. Tout le travail précédent s'est mis à renaître sous le voile. Les touches encore humides ont éclos, les arcs se sont rejoints d'eux-mêmes, la trame de la bande sombre s'est figée dans l'unicité ambiante, et les zigzags, en bordure, ont tous dénivelé dans le même sens, comme pour s'échapper du cadre. Linnel s'allonge sur le ventre, en bégayant un râle absurde. Je pose mon front contre la vitre. De ma vie je n'ai vu un spectacle aussi bouleversant.
Mais ça va passer.


Tonino Benacquista - Folio policier

L'intranquille



Extrait :

Ma dépression a duré dix années. J'étais convaincu que j'étais foutu. Je ne peignais pas... Nous habitions à Bourg-la-Reine dans une petite maison à une rue de chez mes parents, dont j'avais aménagé le grenier en atelier. Élisabeth me pressait de travailler, elle me disait, monte. Je montais. Je m'allongeais par terre devant le chevalet. J'étais mieux là que dans un lit ou dans un fauteuil. Sur le sol, j'avais l'impression que j'allais m'y mettre, me relever, que c'était temporaire. Mais ça durait, je ne gagnais pas d'argent, je ne m'occupais de rien, pas même de mon fils. Tout ce qui était vivant venait d'Élisabeth, c'était une bouffée de bonheur de la voir rentrer du travail, rire avec Guillaume ou inviter des amis à dîner. Elle travaillait dans le magasin de chaussures de ses parents. Nous avions un pacte, qu'elle avait suggéré des années plus tôt, et qu'elle remplissait, contrairement à moi. Elle m'avait dit : « Jusqu'à ce que tu deviennes célèbre, je travaillerai dans le magasin de mes parents, je ferai la caissière s'il le faut. » Elle rêvait pourtant d'autre chose. Elle avait fait l'école Camondo, prestigieuse formation pour se lancer dans le design et la décoration, elle y était devenue l'amie de Philippe Starck et d'autres, mais son premier chantier fut pour nous, notre intérieur, notre vie. Elle voulait être plus forte que mes angoisses... Élisabeth ignorait maintenant tous ceux qui, autour de nous, lui conseillaient de me quitter. Elle tenait. À chacun de mes découragements, elle disait très calmement : « Tu vas reprendre la peinture, tu vas être peintre, j'en suis persuadée. L'envie reviendra quand tu iras mieux, pour l'instant tu te soignes. » Une seule fois, un matin, je la revois très précisément devant la porte de la cuisine de Bourg-la-Reine, elle partait travailler, elle m'a dit sans forcer la voix : « Écoute, j'ai tout donné, je n'en peux plus. Si tu ne changes pas très rapidement, je vais te quitter. » Si elle lâchait, je lâchais aussi. La peur l'a emporté sur la dépression. Je suis resté debout devant mon chevalet. J’ai peint un homme marchant avec une besace et une canne dans un paysage qui semble calciné. C'est le tableau préféré d'Élisabeth. Une amie m'a dit y reconnaître l'image du Juif errant. Mais je n'avançais que très doucement. On ne peut peindre que si l'on va bien. Le délire est un trou noir dont on sort dans un état d'extrême sensibilité bénéfique pour la peinture, mais le lien légendaire entre la folie et l'art s'est trop souvent changé en un raccourci romantique. Le délire ne déclenche pas la peinture, et l'inverse n'est pas plus vrai. La création demande de la force. L'idéal du peintre n'est pas Van Gogh, s'il n'avait pas mis fin à ses jours, il aurait fait des tableaux plus extraordinaires encore. L'idéal, c'est Vélasquez, Picasso, qui ont construit une œuvre et une vie en même temps. Pourquoi un artiste n'aurait-il pas droit, lui aussi, à l'équilibre ?...

Gérard Garouste - Éditions de L'Iconoclaste

La Création



Extrait :

- À lire et regarder votre livre, Jean-Claude Ameisen, on entend Baudelaire. Les ibis rouges de Yann Arthus-Bertrand rappellent, dans un réseau de correspondances, les réseaux tissés à l'intérieur d'une cellule ; l'os de l'oreille interne de la souris renvoie à l'anthropométrie d'Yves Klein ; les cellules du cerveau rappellent l'intérieur de l'os, qui décrit lui-même Le Baiser de Gustav Klimt, les mitochondries dans une cellule du foie évoquent immanquablement l'empreinte laissée par Buzz Aldrin sur le sol lunaire. À tisser à l'infini le réseau des correspondances, on se dit que si l'art imite la nature, celle-ci le lui rend bien. Qu'aviez-vous en tête en montrant comme vous le faites les correspondances stupéfiantes entre l'art, la science et la nature ?
- La première idée était de réconcilier ces deux façons complémentaires d'appréhender la réalité, scientifique et artistique, indûment séparées au cours du XIXe siècle : on en est peu à peu venu à cette idée, à mon sens fausse, qu'au fond plus la raison était froide, plus elle permettait d'appréhender le monde et de le comprendre, tandis que ce qui relevait de l'art était purement émotionnel...
- Vous parlez de compréhension, on pourrait opposer d'ailleurs l'ordre de la compréhension à l'ordre de l'explication. La compréhension serait une sorte d'explication sensible ou intuitive.
- La compréhension conjuguerait au fond ce qui est de l'ordre de l'explication rationnelle et ce qui est de l'ordre de l'appropriation, de l'émotion, de l'empathie pour ce qu'on est en train d'approcher...
- « La plus belle chose dont nous puissions faire l'expérience », disait Einstein, « est le mystère, la source de tout vrai art et de toute vraie science. » Vous avez voulu réhabiliter en somme le caractère mystérieux ou énigmatique des choses.
- Tout à fait. L'étonnement aussi. La science comme l'art progresse par une forme d'étonnement, de retour à l'innocence, par l'abandon d'une forme d'habituation : à la suite de cet abandon, ce qui nous paraît familier devient merveilleux ou étrange : à ce moment-là, on essaie de l'aborder comme si c'était pour la première fois.
- Ce que vous dites me fait penser à un passage de Bergson dans Le Rire, dans lequel il écrit que le talent de l'artiste est aussi de savoir renouer avec une façon virginale de voir, d'entendre et de penser. Et Bergson écrit également dans L'Evolution créatrice que l'art vit de création et implique une croyance latente dans la spontanéité de la nature... Je pense notamment à cette page tout à fait étonnante où vous mettez en vis-à-vis Le Cri d'Edvard Munch... avec l'écorce d'un arbre. C'est tout à fait stupéfiant, car on a vraiment le sentiment qu'on a sculpté le tableau de Munch sur ... non ce n'est pas un arbre, c'est un poteau télégraphique, donc c'était un arbre, c'est un arbre mort sur lequel on retrouve très exactement le visage distordu peint par Munch !...
- Le peintre André Marquant disait : « J'ai senti certains jours que les arbres me regardaient. » Le peintre est à la fois celui qui invente et celui qui anime, qui donne un sens à ce qu'il regarde. Et dans le regard, en particulier dans le regard de l'artiste, il y a toujours ce sentiment de réciprocité : aller à la rencontre du monde, puis essayer de se laisser habiter par ce que le monde nous dit, ou par ce que nous imaginons qu'il nous dit...


Raphaël Enthoven - Éditions Perrin

Le Chef-d'oeuvre inconnu



Extrait :

Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon oeuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault la belle courtisane. En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d'admiration. - Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux. A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles oeuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir. - Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. - Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? Perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... Ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez. - Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus. - Non. Et vous ? - Rien... Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire. - Mais, tôt ou tard, il s'apercevra qu'il n'y a rien sur sa toile, s'écria Poussin...

Honoré de Balzac - Le Livre de Poche