L'Oeuvre (2)

Extrait :

« Nom de Dieu ! ça se casse, elle se fout par terre ! »
En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible de l'armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du même geste d'amour dont il s'enfiévrait à la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d'être tué sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s'abattit d'un coup, sur la face, coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche. Claude s'était élancé pour le retenir.
« Bougre ! Tu vas te faire écraser ! »
Mais tremblant de la voir s'achever sur le sol, Mahoudeau restait les mains tendues. Et elle sembla lui tomber au cou, il la reçut dans son étreinte, serra les bras sur cette grande nudité vierge qui s'animait comme sous le premier éveil de la chair. Il y entra, la gorge amoureuse s'aplatit contre son épaule, les cuisses vinrent battre les siennes tandis que la tête, détachée, roulait par terre. La secousse fut si rude qu'il se trouva emporté, culbuté jusqu'au mur ; et, sans lâcher ce tronçon de femme, il demeura étourdi, gisant près d'elle.
« Ah ! bougre ! »
répétait furieusement Claude qui le croyait mort. Péniblement Mahoudeau s'agenouilla et il éclata en gros sanglots. Dans sa chute, il s'était seulement meurtri le visage. Du sang coulait d'une de ses joues, se mêlant à ses larmes.
« Chienne de misère,va ! Si ce n'est pas à se ficher à l'eau que de ne pouvoir seulement acheter deux tringles !... Et la voilà, la voilà !... »
Ses sanglots redoublaient, une lamentation d'agonie, une douleur hurlante d'amant devant le cadavre mutilé de ses tendresses. De ses mains égarées, il en touchait les membres, épars autour de lui, la tête, le torse, les bras qui s'étaient rompus ; mais surtout la gorge défoncée, ce sein aplati, comme opéré d'un mal affreux, le suffoquait, le faisait revenir toujours là, sondant la plaie, cherchant la fente par laquelle la vie s'en était allée ; et ses larmes sanglantes ruisselaient, tachaient de rouge les blessures.
« Aide-moi donc, bégaya-t-il, on ne peut pas la laisser comme ça. »
L'émotion avait gagné Claude et ses yeux se mouillaient eux aussi, dans sa fraternité d'artiste. Il s'empressa mais le sculpteur, après avoir réclamé son aide, voulait être seul à ramasser ces débris, comme s'il eût craint pour eux la brutalité de tout autre. Lentement, il se traînait à genoux, prenait les morceaux un à un, les couchait, les rapprochait sur une planche. Bientôt la figure fut de nouveau entière, pareille à une de ces suicidées d'amour qui se sont fracassées du haut d'un monument et qu'on recolle, comiques et lamentables pour les porter à la morgue. Lui, retombé sur le derrière devant elle, ne la quittait pas du regard, s'oubliait dans une contemplation navrée...


Émile Zola - Éditions Gallimard

Conférence sur l'âme humaine

Extrait :

Qu'est-ce que l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie et s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste.

Henri Bergson - Presses Universitaires de France

Le diamant dans la main

Extrait :

Chaque homme, chaque femme, vivant, est né il y a plusieurs millions d'années, particule infime et, cependant, exemplaire unique d'une synthèse de la totalité de l'évolution... Un survol du parcours de l'humanité, de la guerre pour le feu à une mondialisation dont les ferments accélèrent la décomposition d'une civilisation agonisante, conduit à la même conclusion que l'observation de la faune et de la flore: la barbarie occupe le temps et l'espace, la nature est terrible... Mais comment vivre avec la terreur de tuer ?... Pour échapper à la terreur, il fallait qu'elle fût tellement intense dans le tumulte et le chaos de l'instinct qu'elle propulsât le désir inextinguible d'un jaillissement hors de soi... Il fallait la création d'une figure de lui-même qui, procédant de sa propre volonté, permette à l'homme de se rapprocher de la divinité, de ne plus dépendre exclusivement d'elle et d'acquérir à son tour une éternité qui témoignât du caractère définitif de sa conquête... Cette libération par l'image, que l'humanité réinvente en permanence pour se sauver de l'angoisse mortelle qui l'étreint devant la sauvagerie de ses instincts et la terreur que lui inspire la nature qui l'entoure, oblige l'homme à faire surgir de la nuit de ses origines les plus lointaines, sans le moindre repos, les conflits, les deuils, les névroses et les illuminations qui nourriront et revitaliseront son génie créateur. Mais elle lui est également nécessaire pour préserver d'un appauvrissement irrécupérable l'énergie que traduisent ses pulsions, en sublimant les antagonismes et la brutalité de celles-ci en une transcendance à plusieurs étages : la divinité pour échapper à l'autodestruction, la capacité de fabriquer et de raisonner comme mouvement et preuve d'une autonomie, l'art, enfin, pour s'approprier de façon décisive le bénéfice de l'incantation en développant une profusion de formes qui résorbent en musique et en harmonie les contradictions anarchiques et insolubles de l'être. En d'autres termes, la métaphysique, le politique et l'esthétique procèdent du même système de transposition, du génie que l'homme est dans la constante obligation vitale de faire jaillir de ses entrailles, le génie de l'illusion. La conclusion s'impose d'elle-même : l'homme est un producteur obligé d'apparence, l'homme est "artiste" par nécessité biologique. L'art lui est aussi indispensable que la nourriture qui le régénère, l'eau qui le reconstitue, le feu qui le réchauffe, l'oxygène qui tonifie ses muscles. Chaque homme, chaque femme, vivant, sait au plus profond de ses mystères, par osmose, par capillarité, qu'il en prenne culturellement possession ou que la conscience lui en échappe, qu'il ne peut respirer, marcher et aimer sans une représentation de sa vie qu'il puisse lui-même construire ou à laquelle il puisse se référer...
Chaque homme, chaque femme, vivant, a le diamant dans la main.

Le génie de l'illusion / Le diamant dans la main