Esthétique

Extrait :

Le contenu peut être tout à fait indifférent et ne présenter pour nous, dans la vie ordinaire, en dehors de sa représentation artistique, qu'un intérêt momentané. C'est ainsi, par exemple, que la peinture hollandaise a su recréer les apparences fugitives de la nature et en tirer mille et mille effets. Velours, éclats de métaux, lumière, chevaux, soldats, vieilles femmes, paysans répandant autour d'eux la fumée de leurs pipes, le vin brillant dans des verres transparents, gars en vestes sales jouant aux cartes, tous ces sujets et des centaines d'autres qui, dans la vie courante, nous intéressent à peine, car nous-mêmes, lorsque nous jouons aux cartes ou lorsque nous buvons et bavardons de choses et d'autres, y trouvons des intérêts tout à fait différents, défilent devant nos yeux lorsque nous regardons ces tableaux.
Mais ce qui nous attire dans ces contenus, quand ils sont représentés par l'art, c'est justement l’apparence de cette manifestation des objets, en tant qu'oeuvres de l'esprit qui fait subir au monde matériel, extérieur et sensible, une transformation en profondeur. Au lieu d'une laine, d'une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs, à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester nous ne voyons qu'une simple surface, et, cependant, l'impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles...
Grâce à cette idéalité, l'art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. L'art remplit le même rôle par rapport au temps et, ici encore, il agit en idéalisant. Il rend durable ce qui, à l'état naturel, n'est que fugitif et passager ; qu'il s'agisse d'un sourire instantané, d'une rapide contraction sarcastique de la bouche, ou de manifestations à peine perceptibles de la vie spirituelle de l'homme, ainsi que d'accidents et d'événements qui vont et viennent, qui sont là pendant un moment pour être oubliés aussitôt, tout cela l'art l'arrache à l'existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature...

Georg Wilhelm Friedrich Hegel - Presses Universitaires de France

Ennéades



Extrait :

Figurons-nous deux marbres placés l'un à côté de l'autre, l'un brut et sans aucune trace d'art, l'autre façonné par le ciseau du sculpteur qui en a fait la statue d'une déesse, par exemple, ou bien d'un homme dans lequel l'art aurait réuni tous les traits de beauté qu'offrent les divers individus. Après avoir ainsi reçu de l'art la beauté de la forme, le second marbre paraîtra beau, non en vertu de son essence qui est d'être pierre (sinon l'autre bloc serait aussi beau que lui), mais en vertu de la forme qu'il a reçue de l'art. Or celle-ci ne se trouvait pas dans la matière de la statue. C'est dans la pensée de l'artiste qu'elle existait avant de passer dans le marbre, et elle existait en lui, non parce qu'il avait des yeux et des mains, mais parce qu'il participait à l'art. C'est donc dans l'art qu'existait cette beauté supérieure : elle ne saurait s'incorporer à la pierre ; demeurant en elle-même, elle a engendré une forme inférieure, qui, en passant dans la matière, n'a pu ni conserver sa pureté, ni répondre complètement à la volonté de l'artiste, et n'a plus d'autre perfection que celle que comporte la matière. Si l'art réussit à produire des oeuvres qui soient conformes à son essence constitutive (sa nature étant de produire le beau), il a encore, par la possession de la beauté qui lui est essentielle, une beauté plus grande et plus véritable que celle qui passe dans les objets extérieurs. En effet, comme toute forme s'étend en passant dans la matière, elle est plus faible que celle qui demeure une.
Tout ce qui s'étend s'éloigne de soi-même, comme le font la force, la chaleur, et en général toute propriété ; il en est de même de la beauté. Tout principe créateur est toujours supérieur à la chose
créée : ce n'est pas la privation de la musique, mais la musique même, qui crée le musicien ; c'est la musique intelligible qui crée la musique sensible. Si l'on cherche à rabaisser les arts en disant que pour créer ils imitent la nature, nous répondrons d'abord que les natures des êtres sont elles-mêmes les images d'autres essences ;
nous répondrons ensuite que les arts ne se bornent pas à imiter les objets qui s'offrent à nos regards, mais qu'ils remontent jusqu'aux raisons dont dérive la nature des objets ; nous répondrons enfin qu'ils créent beaucoup de choses par eux-mêmes, et qu'ils ajoutent ce qui manque à la perfection de l'objet, parce qu'ils possèdent en eux-mêmes la beauté...


Plotin - Les Belles Lettres

Vocabulaire esthétique



Extrait :

D’une graine s’élèvent une plante et ses fleurs ; on n’a pas coutume de reconnaître en ce miracle la présence de plus d’art qu’on en observe à l’autre extrémité des modes de création : dans l’objet fabriqué par quelque machine. On les récuse tous deux et l’on se défend de leur appliquer le nom d’oeuvres d’art, qu’on réserve jalousement à d’autres exemples de beauté. D’où vient qu’ils n’en soient pas jugés dignes ? Le travail d’une machine est communément irréprochable. Et personne ne concevrait d’apporter la moindre retouche aux pétales de l’orchidée, aux formes de la femme. Leur perfection sur un point ne semble pas persuasive : nul n’y voit l’effet de l’art. Cette évidence nous conduit à une vérité inattendue : ce ne sont pas seules la beauté ou la perfection qui constituent l’oeuvre d’art. Car l’art n’est pas tout dans la fin atteinte ou poursuivie, il est premièrement dans les chemins qu’il emprunte pour parvenir à son but éclatant. Quel caractère disqualifie en même temps ici, tant de souplesse et là, tant de rigueur ? Je crois facile la réponse : l’une comme l’autre, la vie et la machine manquent de liberté et d’invention. Aussi faut-il placer là l’essence de l’art. Il court une aventure où, jusqu’au dernier instant, demeure une incertitude périlleuse et salutaire. De la machine, l’objet sort impeccable, mais toujours identique ; de la semence, au temps voulu, la même tige, la même fleur, avec la même splendeur, qui ne saurait manquer ou décevoir. Voici justement ce qui déçoit et qui manque dans l’ordre mécanique comme dans l’ordre naturel : l’homme en est absent, et avec lui cette inquiétude qui le fait hésiter et craindre pour son oeuvre...

Roger Caillois - Éditions Gallimard

Le monde comme volonté et comme représentation : Suppléments

Extrait :

Ce n'est pas seulement la philosophie, ce sont aussi les beaux-arts qui travaillent à résoudre le problème de l'existence. À cette question :
« Qu'est-ce que la vie ? », toute oeuvre d'art véritable et réussie répond à sa manière et toujours bien. Mais les arts ne parlent jamais que la langue naïve et enfantine de l'intuition, et non le langage abstrait et sérieux de la réflexion : la réponse qu'ils donnent est toujours ainsi une image passagère, et non une idée générale et durable. C'est donc pour l'intuition que toute oeuvre d'art, tableau ou statue, poème ou scène dramatique, répond à la question. La musique fournit sa propre réponse, plus profonde, car elle exprime l'essence intime de toute vie et de toute existence. Les autres arts présentent tous ainsi, à qui les interroge, une image visible, et disent : « Regarde, voilà la vie ! » Leur réponse, si juste qu'elle puisse être, ne pourra cependant procurer toujours qu'une satisfaction provisoire, et non complète et définitive. Car ils ne nous donnent jamais qu'un fragment, un exemple au lieu de la règle ; ce n'est jamais une réponse entière, qui n'est fournie que par l'universalité du concept. Répondre en ce sens, c'est à dire pour la réflexion et in abstracto, apporter une solution durable et à jamais satisfaisante à la question posée, tel est le devoir de la philosophie. En attendant, nous voyons ici sur quoi repose la parenté de la philosophie et des beaux-arts, jusqu'à quel point les deux aptitudes se rejoignent à leur racine.
Toute oeuvre d'art tend donc, à vrai dire, à nous montrer la vie et les choses telles qu'elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C'est ce voile que l'art déchire.


Arthur Schopenhauer - Presses Universitaires de France