Eros et civilisation



Extrait :

En tant que phénomène esthétique, la fonction critique de l'art porte en elle sa propre défaite. La liaison même de l'art à la forme contrecarre la négation de la servitude humaine dans l'art. Pour être niée, l'aliénation doit être représentée dans l'œuvre d'art avec l'apparence de la réalité comme réalité dépassée et maîtrisée. Cette apparence de maîtrise soumet nécessairement la réalité représentée à des critères esthétiques et ainsi la prive de son horreur. En outre, la forme de l'œuvre d'art investit le contenu des qualités de la jouissance. Le style, le rythme, la métrique introduisent un ordre esthétique lui même source de plaisir et qui réconcilie avec le contenu. La qualité esthétique de la jouissance, et même le divertissement, a toujours été inséparable de l'essence de l'art, quelque tragique, quelque exempte de compromis que soit l'œuvre d'art. La proposition d'Aristote sur l'effet purificateur de l'art résume la double fonction de l'art qui est à la fois d'opposer et de réconcilier, de dénoncer et d'acquitter, de faire resurgir ce qui est refoulé et de le refouler à nouveau, sous une forme « purifiée ». Les gens peuvent « s'élever » grâce aux classiques : ils lisent et ils peuvent voir leurs propres archétypes se rebeller, triompher, capituler ou périr. Et puisque tout ceci affecte une forme esthétique, ils peuvent en tirer du plaisir... et l'oublier.

Herbert Marcuse - Les Éditions de Minuit

Sur la littérature et l'art



Extrait :

L'apogée du stade supérieur de la barbarie se présente à nous dans les poèmes homériques, en particulier dans l'Iliade. Des outils de fer perfectionnés, le soufflet, le moulin à bras, le tour du potier, la préparation de l'huile et du vin, le travail perfectionné des métaux en passe de devenir un métier artistique, le chariot et le char de guerre, la construction de navires au moyen de poutres et de planches, les débuts de l'architecture comme art, des villes ceintes de murailles avec des tours et des créneaux, l'épopée homérique et la mythologie tout entière, tels sont les principaux héritages que les Grecs ont fait passer de la barbarie dans la civilisation. Si nous comparons à cela la description que César et même Tacite font des Germains, qui se trouvaient au début du même stade de culture d'où les grecs homériques s'apprêtaient à passer à un degré plus élevé, nous voyons quel riche développement de la production embrasse le stade supérieur de la barbarie.

Friedrich Engels - Editions sociales internationales

Introduction à la critique de l'économie politique



Extrait :

L'art grec suppose la mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les formes sociales, déjà élaborées au travers de l'imagination populaire d'une manière inconsciemment artistique. Ce sont là ses matériaux. Non pas une mythologie quelconque, c'est-à-dire une façon quelconque de transformer inconsciemment la nature en art (ici le mot nature désigne tout ce qui est objectif, y compris la société). La mythologie égyptienne n'eût jamais pu être le sol, le sein maternel qui eût produit l'art grec. Mais la difficulté n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible. Un homme ne peut redevenir enfant, sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas lui-même s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au plus beau de son épanouissement, n'exercerait-elle pas l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ? Il est des enfants mal élevés, et des enfants grandis trop vite. Beaucoup de peuples de l'Antiquité appartiennent à ces catégories. Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs. Le charme que nous trouvons à leurs oeuvres d'art n'est pas contrarié par le peu d'avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat ; il est inséparable de la pensée que l'état d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais.

Karl Marx - L'Altiplano

Du principe de l'art et de sa destination sociale


Proudhon et ses enfants, par Gustave Courbet

Extrait :

Le premier qui, en dehors de ses attractions physiques et de ses besoins matériels, sut apercevoir dans la nature un objet agréable, intéressant, singulier, magnifique ou terrible ; qui s'y attacha, s'en fit un amusement, une parure, un souvenir ; qui, communiquant à son hôte, à son frère, à sa maîtresse, son admiration, leur en fit agréer l'objet comme un témoignage précieux d'estime, d'amitié ou d'amour, celui-là fut le premier artiste. La petite fille qui se fait une couronne de bleuets, la femme qui se compose un collier de coquillages, de pierreries ou de perles, le guerrier qui, pour se rendre plus terrible, s'affuble d'une peau d'ours ou de lion, sont des artistes. Cette faculté est propre à notre espèce ; l'animal, comme le philosophe d'Horace, n'admire rien, ne montre de goût en rien, ne distingue point entre le beau et le laid, pas plus qu'entre le juste et l'injuste. Il est sans amour-propre et sans délicatesse, sans bassesse comme sans orgueil, insensible à tout ce que nous appelons beautés et harmonies de la nature. Il se trouve bien comme il est, n'aspire point à la gloire, ne songe point à rehausser sa mine d'un ornement, à festonner son gîte ; il vit sans cérémonie et sans gêne, à l'abri de l'envie comme du ridicule. Il garde le souvenir de ceux qu'il aime, qu'il hait ou qu'il craint ; privé de son petit, de sa compagne, on le verra mourir de regret ; mais il ne se fera pas une relique de leur dépouille, et de leur souvenir une sorte de culte. Libre, il consomme ses provisions en nature ; on ne l'a jamais vu les faire cuire au soleil, les macérer dans le sel et les épices, ou les combiner entre elles de manière à multiplier ses jouissances. En fait d'art culinaire, il peut en revendre à la sagesse de Pythagore. J'appelle donc esthétique la faculté que tout homme a en propre d'apercevoir ou découvrir le beau et le laid, l'agréable et le disgracieux, le sublime et le trivial, en sa personne et dans les choses, et de se faire de cette perception un nouveau moyen de jouissance, un raffinement de volupté.
Ainsi déterminé dans son principe et dans son objet, l'art se fait de tout un instrument ou une matière, depuis la plus simple figure de géométrie jusqu'aux fleurs les plus splendides, depuis la feuille d'acanthe sculptée sur le chapiteau corinthien, jusqu'à la personne humaine taillée en marbre, coulée en bronze et érigée en divinité. Toute la vie va s'envelopper d'art : naissance, mariage, funérailles, moissons, vendanges, combats, départ, absence, retour, rien n'arrivera, rien ne se fera sans cérémonie, poésie, danse, peinture, sculpture ou musique.


Pierre-Joseph Proudhon - Presses du Réel

Lettre aux jeunes artistes



En 1861, des élèves de l'école des Beaux-Arts de Paris, en réaction contre l'enseignement académique qui y est dispensé, demandent à Courbet d'ouvrir un atelier et de les initier aux pratiques de son art. Le 9 décembre, le peintre ouvre sa porte, deux semaines plus tard les élèves sont au nombre de quarante-deux.
Courbet leur écrit une lettre...

Extrait :

Je n'ai pas, je ne puis pas avoir d'élèves. Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis songer à me constituer professeur. Je ne puis pas enseigner mon art, ni l'art d'une école quelconque, puisque je nie l'enseignement de l'art, ou que je prétends, en d'autres termes, que l'art est tout individuel et n'est, pour chaque artiste, que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses propres études sur la tradition. Il ne peut pas y avoir d'écoles, il ne peut y avoir que des artistes. Je ne puis donc pas avoir la prétention d'ouvrir une école, de former des élèves, d'enseigner telle ou telle tradition partielle de l'art. Je ne puis qu'expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, en laissant à chacun l'entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l'application de cette méthode.

Gustave Courbet - Correspondance de Courbet - Flammarion

Le Crépuscule des Idoles



Extrait :

L'art pour l'art... La lutte contre la fin en l'art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices dans l'art, contre la subordination de l'art sous la morale. L'art pour l'art veut dire : Que le diable emporte la morale ! Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du préjugé. Lorsque l'on a exclu de l'art le but de moraliser et d'améliorer les hommes, il ne s'ensuit pas encore que l'art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l'art pour l'art, un serpent qui se mord la queue. Être plutôt sans but, que d'avoir un but moral, ainsi parle la passion pure. Un psychologue demande au contraire : Que fait toute espèce d'art ? Ne loue-t-elle point ? Ne glorifie-t-elle point ? N'isole-t-elle point ? Avec tout cela l'art fortifie ou affaiblit certaines évaluations... N'est-ce là qu'un accessoire, un hasard ? Quelque chose à quoi l'instinct de l'artiste ne participerait pas du tout ? Ou bien la faculté de pouvoir de l'artiste n'est-elle pas la condition première de l'art ? L'instinct le plus profond de l'artiste va-t-il à l'art, ou bien n'est-ce pas plutôt au sens de l'art, à la vie, à un désir de vie ? L'art est le grand stimulant à la vie : comment pourrait-on l'appeler sans fin, sans but, comment pourrait-on l'appeler l'art pour l'art ?

Friedrich Nietzsche - Le Crépuscule des Idoles - Classiques-Hatier

L'Oeil et l'Esprit



Extrait :

Dirons-nous qu’il y a un regard du dedans, un troisième oeil qui voit les tableaux et même les images mentales, comme on a parlé d’une troisième oreille qui saisit les messages du dehors à travers la rumeur qu’ils soulèvent en nous ? A quoi bon, quand toute l’affaire est de comprendre que nos yeux de chair sont déjà beaucoup plus que des récepteurs pour les lumières, les couleurs et les lignes : des computeurs du monde, qui ont le don du visible comme on dit que l’homme inspiré a le don des langues. Bien sûr ce don se mérite par l’exercice, et ce n’est pas en quelques mois, ce n’est pas non plus dans la solitude qu’un peintre entre en possession de sa vision. La question n’est pas là : précoce ou tardive, spontanée ou formée au musée, sa vision en tout cas n’apprend qu’en voyant, n’apprend que d’elle-même. L'oeil voit le monde, et ce qui manque au monde pour être tableau, et ce qui manque au tableau pour être lui-même, et, sur la palette, la couleur que le tableau attend, et il voit, une fois fait, le tableau qui répond à tous ces manques, et il voit les tableaux des autres, les réponses autres à d'autres manques. On ne peut pas plus faire un inventaire limitatif du visible que des usages possibles d'une langue ou seulement de son vocabulaire et de ses tournures. Instrument qui se meut lui-même, moyen qui s'invente ses fins, l'oeil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main. Dans quelque civilisation qu'elle naisse, de quelques croyances, et quelques motifs, de quelques pensées, de quelques cérémonies qu'elle s'entoure, et lors même qu'elle paraît vouée à autre chose, depuis Lascaux jusqu'aujourd'hui, pure ou impure, figurative ou non, la peinture ne célèbre jamais d'autre énigme... que celle de la visibilité.

Maurice Merleau-Ponty - L'Oeil et l'Esprit - Folio-Gallimard

Critique du Jugement



Extrait :

Pour ce qui est de l'agréable, chacun se résigne à ce que son jugement, fondé sur un jugement individuel, par lequel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. L'un trouve la couleur violette douce et aimable, un autre la trouve morne et terne ; l'un préfère le son des instruments à vent, l'autre celui des instruments à cordes. Discuter à ce propos pour accuser d'erreur le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il s'opposait à lui logiquement, ce serait folie ; au point de vue de l'agréable, il faut admettre le principe : à chacun son goût (il s'agit du goût des sens). Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule qu'un homme pensât justifier ses prétentions en disant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement qu'untel porte, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffît pas qu'une chose lui plaise pour qu'il ait le droit de l'appeler belle, beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l'agrément, personne ne s'en soucie, mais quand il donne une chose pour belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des objets ; il dit donc : la chose est belle, et s'il compte sur l'accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n'est pas qu'il ait constaté à diverses reprises cet accord mais c'est qu'il l'exige. Il les blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu’il n'y a pas de goût, c'est-à-dire pas de jugement esthétique qui puisse légitimement prétendre à l'assentiment universel.

Emmanuel Kant - Critique du Jugement - Vrin

Introduction à l’Esthétique



Extrait :

D'une façon générale, il faut dire que l'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu'il ressemble à un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant. Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l'homme, c'est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l'ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on a dit spirituellement qu'ils sont ressemblant à vous donner la nausée. Kant donne un autre exemple de ce plaisir qu'on prend aux imitations : qu'un homme imite les trilles du rossignol à la perfection comme cela arrive parfois, et nous en avons vite assez; dès que nous découvrons que l'homme en est l'auteur, le chant nous paraît fastidieux; à ce moment nous n'y voyons qu'un artifice, nous ne le tenons ni pour une oeuvre d'art, ni pour une libre production de la nature.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel - Introduction à l'Esthétique - Nathan

Introduction à la Psychanalyse


©Sigmund Freud Museum

Extrait :

Il existe un chemin de retour qui conduit de la fantaisie à la réalité : c'est l'art. L'artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose. Animé d'impulsions et de tendances extrêmement fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance, richesses, gloire et amour des femmes. Mais les moyens lui manquent de se procurer ces satisfactions. C'est pourquoi, comme tout homme insatisfait, il se détourne de la réalité et concentre tout son intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative, ce qui peut le conduire facilement à la névrose. Il faut beaucoup de circonstances favorables pour que son développement n'aboutisse pas à ce résultat; et l'on sait combien sont nombreux les artistes qui souffrent d'un arrêt partiel de leur activité par suite de névroses. Il est possible que leur constitution comporte une grande aptitude à la sublimation et une certaine faiblesse à effectuer des refoulements susceptibles de décider du conflit. Et voici comment l'artiste retrouve le chemin de la réalité. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'est pas le seul à vivre d'une vie imaginative. Le domaine intermédiaire de la fantaisie jouit de la faveur générale de l'humanité, et tous ceux qui sont privés de quelque chose y viennent chercher compensation et consolation. Mais les profanes ne retirent des sources de la fantaisie qu'un plaisir limité. Le caractère implacable de leurs refoulements les oblige à se contenter des rares rêves éveillés dont il faut encore qu'ils se rendent conscients. Mais le véritable artiste peut davantage. Il sait d'abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu'ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les étrangers et deviennent une source de jouissance pour les autres. Il sait également les embellir de façon à dissimuler complètement leur origine suspecte. Il possède en outre le pouvoir mystérieux de modeler des matériaux donnés jusqu'à en faire l'image fidèle de la représentation existant dans sa fantaisie et de rattacher à cette représentation de sa fantaisie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour masquer ou supprimer, provisoirement du moins, les refoulements.

Sigmund Freud - Introduction à la Psychanalyse - Payot

La République



La République est un dialogue. Platon pose, à un ami imaginaire, des questions auxquelles il répond lui-même, tout en cheminant.
Livre X, extrait :

- Lequel de ces deux buts vise la peinture, relativement à chaque objet : est-ce de représenter ce qui est, tel qu'il est, ou ce qui paraît, tel qu'il paraît ? Est-elle l'imitation de l'apparence ou de la réalité ?
- De l'apparence.
- L'imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c'est, semble-t-il, parce qu'elle ne touche qu'à une petite partie de chacun, laquelle n'est d'ailleurs qu'une ombre. Le peintre, dirons-nous par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; et cependant, s'il est bon peintre, ayant représenté un charpentier et le montrant de loin, il trompera les enfants et les hommes privés de raison, parce qu'il aura donné à sa peinture l'apparence d'un charpentier véritable.
- Certainement.
- Eh bien ! ami, voici, à mon avis, ce qu'il faut penser de tout cela. Lorsque quelqu'un vient nous annoncer qu'il a trouvé un homme instruit de tous les métiers, qui connaît tout ce que chacun connaît dans sa partie, et avec plus de précision que quiconque, il faut lui répondre qu'il est un naïf, et qu'apparemment il a rencontré un charlatan et un imitateur, qui lui en a imposé au point de lui paraître omniscient, parce que lui-même n'était pas capable de distinguer la science, l'ignorance et l'imitation.


Platon - La République - Breal

Le discours de Stockholm


©Yousuf Karsh

Le 10 décembre 1957, Albert Camus reçoit en Suède le prix Nobel de littérature et prononce un discours sur les missions de l'intellectuel.
Extrait :

Je ne puis vivre personnellement sans mon art.
Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout.
S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne me sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous.
L'art n'est pas, à mes yeux, une réjouissance solitaire.
Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.
Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle.
Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous.
L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres,
à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher.
C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger.
Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d'une société où, selon le mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel.


Albert Camus - Discours de Suède - Folio-Gallimard